LIbération : Ibrahim Maalouf élève l’impro

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Par Thomas Abgrall Correspondant à Beyrouth (Liban) — 7 décembre 2015

Transmission. Avant de présenter à la Philharmonie de Paris son album «Kalthoum», le trompettiste franco-libanais a tenu à Beyrouth le premier d’une série d’ateliers avec des étudiants.

«Stop, tout le monde s’arrête. Est-ce que l’un d’entre vous a fait attention à la mélodie de Beethoven jouée au piano ?» lance Ibrahim Maalouf, le doigt levé. En quelques secondes, la joyeuse cacophonie de violoncelle, de guitare, de flûte traversière et de saxo fait place au silence. Décontracté, en jean, baskets et tee-shirt, le trompettiste se pose près d’une petite fille toute sage, figée derrière son synthétiseur. «Ne jouez pas seuls, écoutez les autres, construisez vos rythmes ensemble. L’improvisation, c’est comme le langage : si tout le monde parle en même temps, on ne comprend rien.» Tout juste arrivé à l’aéroport de Beyrouth, Maalouf a déboulé au collège jésuite de Notre-Dame de Jamhour, sur les hauteurs de la capitale libanaise. Pendant deux jours, il anime bénévolement des ateliers d’improvisation avec des petits groupes d’élèves, débutants ou plus avancés. Il reviendra encore trois fois tout au long de l’année 2016.

«Vision du monde»

Sur l’estrade en bois au fond de l’amphithéâtre du collège, Ibrahim est heureux d’être là, et ça se voit. Il chuchote aux oreilles des élèves, bat la mesure du pied, claque des doigts, fait jaillir le son de sa trompette pour imprimer le tempo. «Ces gamins me bouleversent. Ils ont beaucoup de choses à dire, des choses profondes. Je sens une tension très forte chez eux, qui ne demande qu’à être libérée, raconte le trompettiste. Ce que je fais ici dépasse la musique. Je leur apprends à intégrer une vision du monde qui soit en accord avec les autres. Au Liban, le vivre-ensemble reste trop souvent une exception.»

Cela fait des années que Maalouf voulait s’impliquer davantage dans son pays natal. Ne pas seulement remplir des salles de concerts et repartir en tournée. «J’ai très envie de transmettre mon amour de la musique aux jeunes Libanais, de me sentir utile ici.» A chaque fois qu’il quitte le ciel de Beyrouth, plane un inévitable «sentiment de culpabilité». La sensation qu’il pourrait toujours donner plus à son pays, plongé dans des crises sans fin. «Rien n’a été réglé depuis la fin de la guerre civile, la situation a même empiré ces dernières années. Ce sont toujours les mêmes leaders communautaires féodaux qui conduisent le pays à la faillite depuis vingt-cinq ans. Les Libanais n’ont que deux choix : émigrer ou subir.»


Ibrahim Maalouf, fin octobre à Ain el Qabou, au nord-est de Beyrouth

 

Quatrième piston

Lui, ce choix, il ne l’a pas vraiment eu. Quelques mois après sa naissance, à l’automne 1980, la guerre civile fait rage au Liban, et la famille Maalouf décide de s’installer de manière durable en France, après trois ans d’allers-retours entre Beyrouth et Paris. «On a quasiment dit à mon père : "Si tu ne veux pas te battre, tu t’en vas"», affirme Maalouf. A cette époque, Nassim, le père, possède déjà une certaine notoriété. Il n’est plus l’enfant issu d’une famille de paysans qui a arrêté l’école en CM2 faute de moyens, mais l’inventeur, au début des années 70, de la trompette arabe qui, par le rajout d’un quatrième piston, peut émettre des quarts de ton. Maalouf est l’un des seuls à en jouer aujourd’hui. «Sa vie mériterait presque un film», sourit le trompettiste.

Nassim a tout juste 20 ans quand il a le béguin pour une musicienne allemande polyglotte de passage au Liban, qui doit retourner vivre en France. Il cherche un prétexte pour la rejoindre. Ce sera la musique. Il se débrouille au oud, mais elle lui conseille de maîtriser un instrument plus «occidental». Dans une école abandonnée de son village, il déniche des instruments utilisés pour jouer dans les fanfares sous le Mandat français. Il souffle par hasard dans une trompette, le son lui plaît. Il prend quelques cours au Conservatoire de Beyrouth, puis embarque illico en bateau pour Marseille avec de modestes économies.

Après six années acharnées de travail, il rentre au Conservatoire de Paris dans la classe de Maurice André, le «Rostropovitch» de la trompette. Diplôme en poche, il retourne au Liban quelques années - où il rencontre Nada, la maman d’Ibrahim, de dix-sept ans sa cadette -, puis reprend le chemin de l’exil. A Paris, les Maalouf gardent des liens forts avec le pays. Car il y a toujours l’idée d’y revenir dans un avenir proche. A la maison, on parle en dialecte libanais, on écoute Radio Orient, on passe en boucle les grands classiques de la musique arabe. Plutôt Oum Kalthoum, la diva égyptienne, que Fayrouz, l’âme des Libanais. «Ecouter Fayrouz en France, c’était trop nostalgique, ça faisait pleurer mes parents. Oum Kalthoum, elle, nous berçait tous les soirs. C’était pratique pour nous endormir, les chansons duraient parfois plus d’une heure.»

Kalthoum, son dernier opus - qu’il va interpréter à la Philharmonie de Paris dans quelques jours - est justement un retour aux sources. Ibrahim Maalouf y transpose en jazz new-yorkais Alf Leila wa Leila («les Mille et Une Nuits») l’une des mélopées mythiques de la chanteuse égyptienne, peut-être la dernière voix de l’unité du monde arabe. Un répertoire «intouchable» : il attendra d’ailleurs longtemps avant d’oser s’y attaquer, plusieurs années après avoir exploré son passé intime, dans sa trilogie de passage (Diasporas, Diachronism, Diagnostic).

Rocking-chair

Les origines, chez les Maalouf, ne s’oublient pas, elles ont une dimension sacrée. L’oncle maternel de Maalouf, Amine, l’écrivain et académicien, en conteur infatigable, les a retracées dans ses romans foisonnants. Un socle pour Ibrahim. «Si l’on oublie d’où l’on vient, on ne sait plus qui on est, vers où on va», confie-t-il. Alors, cet été, quand il apprend que la maison de son arrière-grand-père va être vendue à des étrangers par des cousins éloignés qui habitent à New York, il n’hésite pas une seconde. Il l’achète, bien qu’elle tombe en ruine. Il veut la retaper petit à petit, la «chouchouter», comme il dit. C’est aussi l’une des raisons de ses retours plus fréquents au Liban. Perdue au milieu de nulle part, la maison est nichée dans le village endormi d’Ain el Qabou, à 1 200 mètres d’altitude.

Ain el Qabou, «la source de la maison» en arabe ancien, un patelin de 200 âmes, couvert de pommiers, de pins, de vignobles en terrasses. Les premiers Maalouf sont arrivés dans la région au XVIIIe siècle. «Il y a beaucoup de souvenirs d’enfance dans cette maison, ma mère y jouait au piano. C’est le seul endroit où je me sens proche de mes ancêtres, de leur terre. J’ai envie de communiquer ça à mes enfants», raconte le trompettiste. Transmettre, encore une fois. C’est Amine, l’arrière-grand-père maternel, qui a construit la bâtisse en 1932, après avoir fait fortune comme entrepreneur en Egypte.

Vieille Dodge

Dans la demeure aux pierres blanches, il n’y a pas encore tous les meubles, les ampoules sont nues au plafond, mais déjà des rangées de bouquins sont alignées sur les étagères du salon, des Chansons de Boris Vian aux Tragédies de Sophocle. C’est ici que Maalouf se sent vraiment à sa place, même si Beyrouth, la métropole «cataclysmique» aux multiples cicatrices, le «touche beaucoup». Plus que la tournée des bars de la capitale libanaise, son petit bonheur, c’est d’aller se balader dans la nature avec ses écouteurs, jouer de la trompette, peinard sur son rocking-chair, ou se régaler d’un mloukhié chez sa tante dans le village d’à côté. Un plat familial par excellence, à base de corète, dont les feuilles sont consommées comme des épinards. «J’ai toujours gardé un lien organique avec ma famille au Liban, comme mes parents l’ont fait avant moi», raconte Ibrahim. Même pendant les périodes les plus noires du conflit libanais, en particulier la guerre interchrétienne entre les miliciens des Forces libanaises et les partisans du général Aoun, les Maalouf reviennent en effet passer plusieurs semaines au Liban, voire plusieurs mois. «On les attendait chaque été à l’aéroport, excités comme des puces», raconte Maha, l’une de ses cousines les plus proches.

Alors que la nuit tombe sur Ain el Qabou, «Barhoum», comme on le surnomme affectueusement dans la famille, s’apprête à descendre dans le village. Seuls quelques tirs de chasseurs percent le silence. En face, la montagne se couvre d’une myriade de points lumineux, au pied du mont Sannine. Dans le jardin, la vieille Dodge de Rushdi, le grand-père journaliste et poète, est recouverte d’aiguilles de pins. Cela fait plus de trente ans qu’elle n’a pas bougé, les phares tournés vers la Méditerranée. Sur la terrasse, accoudé à la balustrade, Ibrahim balaie l’horizon, en avalant quelques cacahuètes. «Franchement, ce n’est pas le paradis ici ?»