Jonas, le prophète de miséricorde

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Lire la Bible - Revue N°33 - Janvier 2015

Tout le monde connaît l’histoire de Jonas, que la liturgie nous rappelle chaque mercredi de la première semaine de Carême, un bref récit plein d’humour et de sagesse qui porte sa leçon d’universalisme et de miséricorde jusqu’à nous.

Jonas est envoyé par le Seigneur Yahvé à Ninive, capitale de l’Assyrie, l’ennemie héréditaire d’Israël, pour l’appeler à la conversion. Mais Jonas se met à fuir pour Tarsis, la ville du bout du monde où la Parole de Dieu n’arrive pas. Son navire est pris par la tempête, et les matelots, saisis d’une grande crainte en découvrant sa fuite, le jettent par-dessus bord. Englouti dans le ventre d'un grand poisson, il est rejeté sur le rivage le troisième jour.

Alors, il se lève et traverse Ninive, la ville immensément grande, en clamant : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite. » Devant la conversion de ses habitants, Jonas est dépité et se plaint amèrement à Dieu de s'être repenti du malheur dont il les avait menacés.

Ce que l’on connaît moins, c’est le contexte historique de ce récit.

Il fut écrit au cours du cinquième siècle avant J.-C., c’est-à-dire bien après la destruction de Ninive, suite au retour de l'exil à Babylone, une période de quarante ans au cours de laquelle le peuple
d’Israël apprit à vivre au milieu des peuples étrangers et à s’ouvrir progressivement à la question du salut des nations païennes. Ce fut sous Nabuchodonosor, le tyran, qui établit d’une main de fer le nouvel empire babylonien. Et c’est son prédécesseur, Nabopolassar, qui écrasa les Assyriens et rasa Ninive en 612. Le prophète Nahum l’avait annoncé peu avant, avec une puissance
d’évocation terrible, comme un jugement de Dieu contre les abominations de Ninive :

« Malheureuse Ninive, la ville sanguinaire remplie de perfidie, pleine de rapines, elle qui ne lâche jamais sa proie. Écoutez ! Claquements des fouets, fracas des roues, galop des chevaux, roulement des chars ! Cavaliers qui chargent, épées qui flamboient, lances qui étincellent ! Innombrables blessés, accumulation de morts, cadavres à perte de vue, on butte sur les cadavres ! Ninive, je vais jeter sur toi les débris de tes idoles, te déshonorer, te mettre au pilori. Tous ceux qui te verront s’enfuiront en disant : ‘Ninive est dévastée !’ » (Nahum 3,1-7).

C’est précisément à cette ville orgueilleuse, symbole d’idolâtrie et de violence, que Jonas est envoyé proclamer la parole de conversion. « Dieu vit ce qu’ils faisaient pour se détourner de leur conduite mauvaise et Dieu se repentit du mal dont il les avait menacés. » On imagine la stupeur du peuple de Jérusalem. Quoi donc, Ninive, l’abominable, c’est cette ville qui est désignée
comme l’objet de la miséricorde divine !

Dans le récit, Jonas lui-même en est affligé et reproche à Dieu sa conduite étrange : « Je savais bien que tu es un Dieu de pitié et de tendresse, lent à la colère, riche en grâce et te repentant du mal. » La réponse divine est superbe :

« Toi, tu es en peine pour un ricin qui a poussé en une nuit et se dessèche au
lever du soleil… et moi, je ne serais pas en peine pour Ninive, la grande
ville où il y a plus de cent vingt mille êtres humains qui ne distinguent
pas leur droite de leur gauche, ainsi qu’une foule d’animaux ! »

Destruction en 2014 de la tombe de Jonas

Dans la suite des temps, Jonas fut honoré dans la mémoire des croyants, et l’on construisit son tombeau au coeur de Ninive, mémorial de la miséricorde divine vénéré par les juifs, les musulmans
et les chrétiens durant des siècles. Mais le 24 juillet 2014, la mosquée historique de Mossoul, nom actuel de l’ancienne Ninive, qui abritait la tombe de Jonas, fut détruite à l’explosif. Les djihadistes, dont on sait le sort qu’ils réservent aux chrétiens, aux femmes et même aux fidèles de leur religion suspects d’idolâtrie, ne supportaient pas ce mémorial de la miséricorde.
Il fallait supprimer jusqu’à la mémoire de Jonas, son prophète. Quel contraste entre le message de Jonas et l'extrême violence de ceux qui ont voulu détruire sa mémoire !

Le livre de Jonas fut écrit plus d'un siècle après la prédiction de Nahum sur la ruine de Ninive Il fallait à l'Esprit de Dieu cette patience pour que s'éveille, au sein du peuple de Israël, la pensée
que l'appel à la conversion puisse être annoncé à son pire ennemi, et que la miséricorde de Dieu s'étendait à toutes les nations. Aux pharisiens qui demandent un signe pour croire en lui, Jésus
répondra par le signe de Jonas :

« De même, en effet, que Jonas fut dans le ventre du monstre marin
durant trois jours et trois nuits, de même le Fils de l’homme sera dans
le sein de la terre durant trois jours et trois nuits. Les hommes
de Ninive se dresseront lors du Jugement avec cette génération
et ils la condamneront, car ils se repentirent à la proclamation de
Jonas, et il y a ici plus que Jonas » (Matthieu 12,40).

Après trois jours où il est descendu aux enfers pour en délivrer les morts, en prenant par la main le premier d'entre eux, Adam, comme le figurent les icônes, Jésus sort du ventre de la mort pour annoncer à toutes les nations, par son Église, la bonne nouvelle du Salut. 

Pourquoi la miséricorde est-elle si souvent refusée ?

« Il est venu chez les siens et les siens ne l'ont pas reçu », affirme saint Jean. Oui, pourquoi donc l’amour n’est-il pas aimé ? Grand mystère !
Rémi Brague, philosophe contemporain, écrit : « Dieu pardonne toujours, C'est son métier ! Mais son problème, c'est de trouver quelqu'un qui accepte d'être pardonné. »

C’est pourquoi il a inventé l’économie de l’Incarnation, pour que nous apprenions de lui ce que c’est que l’humilité. Accepter d’être pardonné, c’est reconnaître humblement sa faute,
son orgueil, cette suffisance qui trouve de bons motifs pour se justifier et disqualifier les autres.

C’est accepter d’être accepté, malgré tout ce qu’il y a d’inacceptable en soi. Jonas annonce déjà l’Évangile : « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. »

« Je savais bien que tu es un Dieu de miséricorde », se fâche Jonas, en lui reprochant de s’être joué de lui. Pourquoi m’as-tu forcé à menacer ces gens, alors que tu savais bien toi-même que tu
allais les gracier ? Tu as fait de moi la risée du peuple ! Maintenant, reprends ma vie. Oui, nous savons bien, nous aussi, que Dieu est en peine pour la grande ville, pour ces millions de gens qui ne savent distinguer leur droite de leur gauche, et sont privés, par la contagion de l’opinion, du discernement entre le bien et le mal.

C’est justement pour cette raison que Jésus continue d’envoyer ses disciples pour éclairer les hommes par la Parole de Dieu et les inviter à la conversion, « cette parole vivante, plus incisive qu'un glaive à deux tranchants, qui pénètre et juge les sentiments et les pensées du coeur » (Hébreux 4,12).

Étrangers à cette Parole, comme ceux de Tarsis où la Parole de Dieu n'arrivait même plus, comment pourraient-ils se sentir appelés à changer de mentalité pour accueillir la grâce ?

Appelés, non par menace, mais par amitié, à devenir conscients que la vraie vie implique un choix entre le bonheur et le malheur : « Voici que je mets devant toi la vie ou la mort, le bonheur ou le malheur. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant Yahvé ton Dieu, écoutant sa voix et t’attachant à lui. Car là est ta vie ! » (Deutéronome 30,19).

Il y faut, comme au prophète de la miséricorde, un certain courage.

Claude Flipo s.j.