CONGRES DES DIRECTEURS DES COLLEGES SECONDAIRES JESUITES EN EUROPE

Rocca di Papa (près de Rome),
du 20 au 24 octobre 1999.

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1. Le cadre européen
2. La mission de la Compagnie
          a) L'identité
          b) Le leadership
          c) Le travail en réseau
3. Conclusion

 

Le T.R.P Général Kolvenbach, s.j, participant au Synode des Evêques pour l'Europe, a envoyé aux 146 présents (directeurs et représentants d'écoles Jésuites ou d'inspiration ignatienne) au Congrès sur "Le leadership ignatien dans nos écoles", le message suivant :

 

Chers directeurs et directrices,

Tandis que vous êtes en plein Congrès du JECSE, je participe moi-même à la Deuxième assemblée spéciale du Synode des évêques pour l'Europe, ce qui m'empêche d'assister à votre congrès, comme je l'aurais désiré. Je m'en voudrais, cependant, de ne pas vous faire parvenir une salutation très cordiale en même temps qu'un mot d'encouragement.

L'Europe est le motif de la convocation des évêques au cours du présent mois d'octobre et celui qui vous réunit, vous aussi, en ces jours. L'Europe, qui s'achemine vers le troisième millénaire et tente de discerner les signes des temps à l'époque historique qu'elle est en train de vivre. Selon l'icône utilisée pour l'Assemblée des évêques, l'expérience européenne contemporaine trouve son interprétation dans l'image des disciples d'Emmaüs. A l'instar des deux disciples, troublés et déçus, qui discourent sur "ce qui s'est passé à Jérusalem", il nous faut, nous aussi, nous arrêter un moment en chemin pour nous interroger sur "ce qui se passe en Europe", nous laissant interpeller par la parole et la présence du Seigneur ressuscité.

1. Le cadre européen

Le cadre européen des dernières années est suffisamment connu de vous tous. Permettez-moi seulement de me reporter à grands traits aux signes des temps, soulignés également à l'Assemblée des évêques, qui ont une relation directe avec le travail d'éducation de la Compagnie sur le continent.

Les attentes d'unité et de liberté qui sont apparues il y a dix ans avec la chute des murs se sont traduites en changements culturels, sociaux et politiques d'une importance fondamentale, particulièrement pour les pays de l'Est. Dans les pays de l'Union, l'amélioration de la qualité de vie et le processus croissant d'unification et d'intégration, le plan monétaire y compris, offrent des perspectives inouïes pour l'avenir. La mondialisation, qui touche de façon très particulière tous les pays européens, est un fait irréversible. L'avenir de l'Europe s'ouvre à des chances jamais imaginées dans son histoire millénaire.

Cependant, tout n'est pas signe d'espérance. La disparité entre pays de l'Est et pays de l'Ouest saute aux yeux. La prospérité et le désir ardent de croissance économique s'accompagnent d'inquiétants signes négatifs. Qu'il suffise de mentionner le chômage, la déception de tant de jeunes face à un avenir incertain, la violence, le racisme qui s'accroît dangereusement, l'injustice, l'exclusion, la pauvreté la plus rigoureuse au sein de la richesse.

Le passage des pays ex-communistes vers de nouvelles structures politiques, sociales et économiques se fait dans un cadre de graves tensions, à grands frais. Le nationalisme exacerbé, la purification ethnique et la guerre ont assombri l'histoire la plus récente de l'Europe. Face à la marée des migrations venues des pays de l'Est européen, d'Afrique et d'Asie, surgissent des manifestations d'intolérance envers "les autres", les "extra-communautaires" d'origine, de couleur ou de croyances différentes. Il y a dix ans tombaient certains murs, mais de nouveaux murs de division ont surgi au sein des cœurs des hommes et des femmes d'Europe.

 

Au point de vue des valeurs, nous nous trouvons face à un panorama bigarré. Je m'en remets à l'expérience de chacun d'entre vous avec les jeunes et les familles de vos collèges. A côté de sentiments de générosité et de solidarité et de poussées spirituelles admirables, on trouve, entremêlés, l'égoïsme et le matérialisme les plus grossiers. La consommation, l'hédonisme et la jouissance du moment présent constituent la norme générale. Une authentique sensibilité face aux droits humains ou à l'écologie coexiste avec le plus grand désintérêt pour l'engagement politique, social ou simplement civique. La mobilité sociale ouvre de nouveaux horizons culturels et le volontariat rassemble un bon nombre de jeunes. La liberté individuelle se proclame valeur absolue, sans restrictions morales d'aucun ordre. Les médias donnent le jour à une véritable mutation culturelle. Comme une marée montante, un mode homogène de penser et de se comporter envahit tous les secteurs.

Sur le plan religieux, l'incroyance, le pragmatisme et l'athéisme pratique constituent la règle générale dans un monde sécularisé où le sacré n'a plus de sens, et où l'on vit et l'on se comporte "comme si Dieu n'existait pas". Ce vide s'accompagne chez un grand nombre d'une soif réelle de la recherche d'un sens. De nouvelles expériences et des groupes religieux, à partir de la nébulosité du "Nouvel âge", attirent puissamment les jeunes. La personne de Jésus Christ perd toute pertinence pour la majorité et l'institution de l'Eglise et ses autorités sont regardées avec indifférence, quand ce n'est pas avec hostilité. Le pluralisme de l'Europe, tant sur le terrain de la foi que sur celui de la culture, est un fait. La déchristianisation et la paganisation du continent ont atteint un point tel qu'on a pu parler de "l'apostasie de l'Europe".

2. La mission de la Compagnie

Dans un contexte semblable et face à cette réalité concrète, il vous revient de poursuivre votre mission. Comme dans la contemplation de l'Incarnation, résonne à nos oreilles la parole du Père: "Sauvons le genre humain." Nous sommes poussés par le désir ignatien de porter le Christ à une civilisation pratiquement athée, aux hommes et aux femmes de notre temps dans leur réalité culturelle et sociale concrète. Beaucoup de gens continuent d'avoir confiance en nous et préfèrent notre éducation, non seulement en raison de sa qualité, mais parce qu'ils trouvent en elle un sens profond et un ensemble substantiel de valeurs.

Le défi est grand. Bon nombre de provinces de la Compagnie ici représentées sont marquées par le vieillissement et la pénurie de vocations, tandis que d'autres se heurtent à des difficultés sans fin dans leur effort pour recommencer après cinquante ans de désolation. Aux uns comme aux autres s'adresse le reproche du Seigneur: "Comme vous êtes sans intelligence et lents à croire!" A la lumière du Seigneur ressuscité, il faut discerner "ce qui se passe en Europe", pour persévérer dans la mission, sans se laisser aller à l'abattement des disciples d'Emmaüs.

Le discernement des signes des temps exige une manière nouvelle d'aborder la problématique culturelle, sociale et religieuse de l'entourage, afin de trouver de nouvelles réponses aux problèmes nouveaux et de mettre du vin nouveau dans des outres neuves. Malgré le changement notable effectué dans nos collèges il y a vingt-cinq ans, avec la CG 32, le processus de reconversion n'est pas terminé.

Dans la récente congrégation des procureurs, recourant à un terme inspiré du Synode de la vie consacrée, j'ai parlé du besoin d'une refondation de la Compagnie. Cela veut dire une "conversion", un changement profond dans la manière d'être et de travailler de la Compagnie, de sorte que, à partir de notre inspiration fondamentale, notre apostolat s'exerce en conformité avec les nouvelles exigences de la réalité, unissant la fidélité aux racines à la créativité et à l'adaptation aux temps nouveaux. Le secteur des collèges a besoin, lui aussi, d'une "refondation" particulière. J'indiquerai seulement trois aspects qui, selon moi, devraient être pris en compte d'une façon spéciale dans cette "refondation".

 

a) L'identité

Dans la ligne de la mission de la Compagnie et dans les trois dimensions soulignées par la CG 34 - foi-justice, culture et dialogue -, l'identité de nos collèges doit se réaliser et s'affermir de jour en jour.
La proclamation de l'Evangile, à temps et à contretemps sur les toits, est un élément irrévocable de notre mission. La foi chrétienne est un thème central dans nos collèges. Dans le cadre du pluralisme et de l'athéisme pratique qui sévissent en Europe, où les croyants tendent à se replier comme s'ils étaient les derniers chrétiens, il faut que le témoignage du Christ et de l'Evangile acquière transparence et visibilité et que le souci de la Compagnie de porter le Christ au monde s'exprime aussi bien corporellement.

Malgré leurs limites institutionnelles, nos collèges peuvent et doivent manifester ouvertement la motivation chrétienne qui justifie leur existence même. Rejeter les institutions et opter pour un travail désinstitutionnalisé, dissimulé dans la masse, peut se révéler une forme subtile de désincarnation et de fuite de la réalité, comme celle des disciples qui s'échappaient de la communauté de Jérusalem. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'être un sel qui agit enfoui dans le secret. Notre spiritualité nous demande d'être une lumière qui brille dans les ténèbres. Il vous appartient de percevoir le mode concret qui vous permette d'assurer que personnes et institutions rendent un témoignage visible de la foi chrétienne, proclamant à la face du monde le Seigneur ressuscité.

On ne peut non plus passer sous silence la justice exigée par la foi. Il faut reconnaître que le thème de la justice, proclamé sans ambages dans nos idéologies et nos déclarations de mission, a subi quelque érosion dans la Compagnie au cours des dernières années et court le danger de se transformer en un simple énoncé. Le cadre de la situation européenne décrit plus haut, avec les désajustements sociaux existants, offre un vaste champ pour la sensibilisation des jeunes face à la situation d'injustice qui les entoure. Il ne s'agit pas seulement d'offrir des programmes de service aux plus nécessiteux: il faut éveiller la conscience à une réalité mondiale qui s'étend au-delà des frontières de l'Europe et exige une manière nouvelle d'agir sur le plan de la justice, de l'éthique et de la solidarité.

De la même manière, l'univers culturel de la jeunesse européenne, si étrangère à la mentalité des générations adultes, demande un effort d'authentique inculturation de la part des éducateurs, afin de pouvoir pénétrer le monde des jeunes et chercher une réponse à leurs inquiétudes. La société d'information et de communication universelle interpelle notre éducation. Comme Paul à l'Aréopage, il nous faut essayer de comprendre les autres cultures et trouver le langage voulu pour transmettre notre message.
Dans un monde séduit tant de fois par des valeurs non évangéliques, ne craignons pas de nous insérer dans la nouvelle culture d'une manière critique et créatrice, même au risque de nous retrouver occasionnellement mal à l'aise et "contre-culturels".
Enfin, le dialogue constitue une autre des composantes inéluctables de notre mission. Nos collèges doivent être comme des laboratoires dans lesquels les étudiants apprennent à vivre ensemble et à croître dans le respect des autres, particulièrement de ceux qui sont de foi, de culture ou de condition sociale différentes, dans une Europe toujours davantage pluraliste. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille tomber dans une sorte
d'éclectisme ni de syncrétisme: il s'agit d'accepter la réalité diversifiée de l'Europe d'aujourd'hui, tout en affirmant son identité et ses convictions propres.

b) Le leadership

La diminution du nombre des jésuites et la participation des laïcs toujours plus grande dans la gestion de nos centres d'éducation sont un fait. Les jésuites ne remplissent pas aujourd'hui, ni ne pourront remplir à l'avenir, le rôle de protagonistes qu'ils remplissaient autrefois. De partout arrivent au gouvernement central de la Compagnie des requêtes pour que les jésuites ne se retirent pas de leurs postes de direction ou pour que, du moins, la Compagnie n'abandonne pas les collèges à leur sort. Cette demande ne trahit-elle pas un manque radical de confiance dans la capacité des laïcs à gérer nos œuvres? Le problème ne consiste pas à savoir qui dirige le collège - que ce soit des jésuites ou des laïcs -, ni de savoir combien de jésuites ou de laïcs dirigent le collège: il s'agit de savoir si ce collège reflète les caractéristiques de l'éducation de la Compagnie de Jésus et s'il s'inscrit dans l'inspiration spirituelle ignatienne et la tradition pédagogique de la Compagnie.

Le coeur de la question consiste en ce que ceux qui dirigent un collège - qui en sont à la tête et qui collaborent avec eux - soient imprégnés de l'esprit qui doit caractériser un établissement d'éducation de la Compagnie et que cela se traduise dans la pratique. Il faut admettre que cela n'a pas toujours réussi, avec les jésuites ou avec les laïcs. Le thème de la formation au leadership ignatien est un sujet pendant. Le rôle qui revient aux jésuites et aux laïcs dans les nouvelles structures de gestion qu'on entrevoit pour l'avenir n'est pas encore bien défini. Le lieu que la spiritualité ignatienne et les Exercices de saint Ignace doivent occuper dans ce processus est d'une importance déterminante.
Je suis très heureux que le JECSE ait pris le leadership ignatien comme thème de ce congrès. Je vous invite tous à partager vos expériences, à réfléchir sur celles-ci et à parvenir à des propositions opérationnelles conjointes sur le sujet important de la formation au leadership ignatien. L'identité et l'avenir même de nos collèges d'Europe dépendent pour une bonne part des moyens adoptés à ce sujet.

c) Le travail en réseau

Les réponses qu'on attend de vous sur des sujets aussi cruciaux que ceux j'ai énumérés dépassent vos capacités comme pays ou comme provinces. Dans une Europe en voie d'intégration croissante et dans un univers toujours plus mondialisé, s'enfermer dans les limites étroites de sa province propre ou de son pays propre, c'est se condamner à l'échec. Dans mon allocution "De Statu Societatis" à la congrégation des procureurs, j'ai soutenu, en septembre dernier, qu'en Europe l'heure est venue de dépasser les frontières et de collaborer de concert avec les jésuites européens. Exploitons-nous suffisamment les possibilités qui nous sont offertes de faire de la Compagnie un corps apostolique international?

Dans cette perspective, le JECSE pourrait se révéler quelque chose de plus qu'un simple coordonnateur et une plate-forme de rencontre amicale entre directeurs, sans engagement ultérieur. Dans le respect de l'autonomie due à chacun, il faudrait penser à mettre en œuvre des structures souples de collaboration mutuelle, qui animeraient le réseau de collèges et susciteraient des actions et des projets conjoints. Je pense, par exemple, à l'appui que certaines provinces et certains collèges assurent déjà à des collèges d'Europe de l'Est et à celui qu'ils pourraient fournir encore. Je ne pense pas à de grands projets européens, mais à des projets très concrets d'échanges entre collèges, entre provinces, entre pays et hors de l'Europe. La récupération du sens de la Compagnie comme corps apostolique au service des âmes constitue également une des conséquences de la "refondation" de la Compagnie et des collèges.

3. Conclusion

Le voyageur inconnu d'Emmaüs a ouvert les yeux et enflammé le cœur des deux disciples, qui avaient perdu espoir et ne trouvaient aucun sens à ce qui s'était passé dans la ville. Compagnons de route, jésuites et laïcs engagés dans les collèges de la Compagnie en Europe, vous marchez dans les traces de ceux qui ont fait route avec Jésus. A vous revient, dans votre besogne d'éducation, de donner un sens et d'annoncer aux hommes et aux femmes de ce continent "Jésus Christ vivant dans son Eglise et source d'espérance pour l'Europe".
Je souhaite à tous un travail très fructueux en ces jours de rencontre et demande au Seigneur de vous assister de sa présence, afin que vous poursuiviez votre cheminement avec un courage renouvelé - à l'instar d'Ignace de Loyola, en pèlerinage sur les routes d'Europe -, au service de la mission du Christ.