L'Orient-Le Jour : Lettre à mon père

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Agenda : Hommage à Naïm Chrabieh
OLJ - 01/05/2017

Cher papa, je quitte le Liban pour la énième fois, rejoignant la cohorte des migrants et nomades chevronnés. Toutefois, ce départ est accompagné d'une plaie de feu.
Assise dans un coin désuet de l'aéroport de Beyrouth, ville de paradoxes, de convivialité et d'identités meurtrières, je cherche les mots pour écrire la douleur.
Ta mort soudaine, brutale, absurde est pénible à vivre. Ton départ frappe tel un ouragan que rien ne laisse présager. Tel mon beau-père, des années avant toi, assassiné en Irak de sang-froid, ton départ ne laisse aucune possibilité de préparation. Celui-ci laisse en fait des inachevés et des non-dits qui sont lourds à porter, tels tant d'autres départs d'une terre moyen-orientale meurtrie par les guerres successives ; des départs qui ne s'inscrivent pas dans l'ordre naturel des choses.

J'entends encore ta voix, papa, laquelle flotte dans les recoins de notre maison familiale et dans les méandres de ma mémoire : « Rien ne vaut de t'assigner à la tristesse, ma fille. Ma fi chi herzen. » Je ne peux néanmoins m'empêcher de répondre : tu vaux la peine papa. Tu vaux la douleur qui engloutit ceux et celles qui t'ont apprécié et aimé, ta petite famille, et ta grande famille jamhourienne et jésuite, auxquelles tu as dédié des décennies de passion, de sacrifice et d'innovation. Ton sourire, ta joie de vivre et l'immense empreinte que tu laisses dans les intellects et les manières d'être, cet héritage humain et pédagogique, valent la peine de l'affliction, et, surtout, de la mémoire édifiante à préserver et transmettre. Eduardo Galeano l'a bien dit : « On peut brûler, abrutir et expurger les traces du passé. Mais la mémoire, lorsqu'elle reste vivante, incite à continuer l'histoire plutôt qu'à la contempler. »
Il va falloir que je continue papa, que je regarde la douleur en face, que je l'apprivoise et la transforme, que je reconnaisse ton visage dans les miroirs déformants de la réalité libanaise. Il va falloir que j'apprenne que les êtres humains ne sont pas réductibles aux malheurs qui les frappent, et que les leçons de la vie, qu'elles soient amères ou extraordinaires, édifient le fond de l'être, « havres de grâce pour l'âme naufragée qui n'ose plus croire » (Julien Green).
Il va falloir que j'apprenne à continuer avec l'ordre et le chaos, les zones grises aux frontières floues, le sensé et l'insensé, les murmures, cris et pleurs, les coffres souillés, les jardins secrets et les matins ensoleillés du haut de la montagne que tu as tant aimée.
Il va falloir que j'apprenne à croire que « la vie et la mort sont un, de même que le fleuve et l'océan sont un », et à « boire à la rivière du silence » pour pouvoir « vraiment chanter » (Khalil Gebran).
Je t'aime papa...

Pamela CHRABIEH